Le dessous prend le dessus (La vie en rose) 2019-09-12T14:59:03+00:00

Le dessous prend le dessus (La vie en rose)

Le dessous prend le dessus (La vie en rose), 2018 :
installation à l’exposition « 30 ans, et après », Hôtel Départemental des Arts-Centre d’Art, Toulon, 2018

« Le dessous prend le dessus »

Texte d’ Isabelle de Maison Rouge

Après avoir volé dans l’espace en organe autonome dans l’œuvre de Nicolas Rubinstein, voici que le cerveau se trouve enserré dans l’ossature d’une épine dorsale qui reprend la structure du tablier d’un pont suspendu. Cette chaîne de vertèbres se déploie autour de lui et l’entoure comme un halo ou plutôt un anneau planétaire. Ainsi ceint de son ellipse, le cerveau évoque Saturne, véritable joyau du système solaire, tournant à une vitesse folle, comme la pensée. Il s’associe à la métaphore du Dieu des récoltes et de l’agriculture des romains de l’antiquité, ou sous le nom de Kronos chez les grecs, il évoque l’apparition des premiers hommes. Sous cet aspect le cerveau éveille à notre conscience le rapport de l’homme au cosmos et à la nature.

Ayant quitté sa boite crânienne qui le protège habituellement, ce cerveau surdimensionné se met directement en lien avec la colonne vertébrale qui contient la moelle épinière avec qui il forme le système nerveux central. Travaillant en tandem ils reçoivent et envoient des messages, permettant une communication ininterrompue entre le monde extérieur et le soi. Nicolas Rubinstein par cette installation rend perceptible la matière grise. Le cerveau est l’organe du pilote essentiel de notre organisme, vers où convergent, l’ensemble des nerfs parcourant notre corps. Il incarne le siège des facultés intellectuelles, notre tour de contrôle. Penser, percevoir, planifier, comprendre un langage, coordonner les mouvements, reconnaitre des formes, des couleurs, des sons, des odeurs et des images, générer les réflexes, programmer les muscles, les viscères et les influx nerveux, transmettre les informations sensorielles voilà tout ce dont est capable notre ordinateur personnel. Ce « cum scientia »  ou « savoir avec », grâce à quoi nous pouvons donner un sens à nos perceptions, c’est avec notre système nerveux fondamental que nous pensons, ressentons et prenons conscience du monde dans lequel nous évoluons. Le cerveau et l’esprit, le cerveau est l’esprit. Si son fonctionnement reste encore mal connu, sa structure biologique étant la plus complexe, il incarne  aussi le cœur de nos sens, le centre de notre mémoire, le point névralgique de notre biologie des émotions et de notre neurologie des affects.

Nicolas Rubinstein ne cesse d’ausculter l’étrange animal qu’est l’humain afin de tenter de percevoir l’anatomie des êtres et du monde et d’en révéler la structure cachée, son ossature interne. Squelette, os, arête dorsale, crâne et cerveaux envahissent son univers et intègrent son langage. Ils en forment le vocabulaire qui lui permette d’élaborer une pensée plastique qui dissèque nos engrenages osseux et mécanismes cérébraux. Ce qui l’intéresse est de rendre visible l’intérieur et l’extérieur, l’enveloppe et l’ossature. Puisque avoir conscience, c’est s’apercevoir que l’on perçoit et donner un sens à ces perceptions, l’artiste nous livre le fonctionnement de la bête humaine que nous sommes. Pour lui tous ces éléments qui constituent le corps et l’esprit qui l’habite sont « porteurs d’histoire et de mémoire, doués de pouvoirs magiques et spirituels ». Obsédé par la transmission, la mémoire, il n’a de cesse de décrypter comment on se construit. La mémoire est à la fois la capacité d’apprendre quelque chose (mémorisation) et la capacité de s’en rappeler (restitution). La mémoire d’un processeur que l’on qualifie de vive – la nôtre par comparaison serait-elle morte ? – stocke, efface ou traite les informations d’un appareil informatique. Notre mémoire faillible, quand à elle, ne retient que les éléments marquants et tente de se souvenir ou en tout cas de ne pas oublier, notre cerveau en est le temple.

Dans cette pièce spectaculaire la matière grise se mue en matériau rose et blanc en inversant nos perceptions habituelles, ce que nous croyons connaitre minéral ou osseux de la colonne vertébrale devient rose et charnel, alors que l’aspect organique et  «vivant» du cerveau semble neutre et comme blanchi. Face à ces éléments corporels se tient un tableau, rose également. Cette installation à deux pôles met en vis à vis des éléments qui se répondent et font dialoguer ce qu’il y a en nous du naturel et du culturel. La toile de grand format sur laquelle est uniformément appliquée une teinte rose reprend et prolonge le célèbre monochrome de Lucio Fontana. Elle fait référence particulièrement au Concetto spaziale, Attese (T104) de la collection du centre Pompidou à Beaubourg. Toutefois ici, deux lignes de vertèbres roses traversent la matière picturale, soulèvent la peau de la toile et donnent l’impression de s’extraire de la croûte terrestre ou de montagnes. Peu visibles, ces os se laissent davantage deviner plus qu’ils ne se voient, ils émergent ou affleurent de la fente, évocation d’une déchirure de l’espace temps. Avec son emprunt à la peinture de Fontana, Nicolas Rubinstein ne fait pas de réemploi mais s’inscrit dans une réflexion entamée et poursuivie tout au cours de l’histoire de l’art. Il fabrique un métalangage plastique afin, comme le dit Gilles Deleuze d’«inventer dans la langue une nouvelle langue, une langue étrangère en quelque sorte» et nous parle du rapport de l’homme à la culture, la transmission et la mémoire.

Crédits:

140 x 160 x 60 cm et 146 x 114 x 7 cm (H x L x l)
Résine polyester, résine polyuréthane, acier, papier et peinture sur toile, résine polyuréthane, bois
Photos © Raoul Hebreard